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Témoignage Patrick Beuglot: « MON AMI L’ANGE! »

(texte P.Beuglot – Février 2003)

 

            Il serait prétentieux et vain, d’écrire « 12 ans » d’amitié, et de travail, avec Albeiro Vargas. Bien sûr, il faudra planter le cadre de toutes ces années, mais c’est par quelques anecdotes que j’essaierai de vous présenter ce garçon exceptionnel, dont on a du mal à cerner d’où il tire cette énergie, ce rayonnement, jour après jour, depuis qu’il a entrepris une mission que seul peut remplir « un Elu » : Sauver des vies, rendre l’espoir en demain, dessiner un sourire à l’endroit même où la peine et la solitude avaient creusé de si profonds ravins…
           
Bien sûr, nous avons tous à l’esprit de grands noms, dont certains ont été béatifiés : Monsieur Vincent, le curé d’Ars, le Docteur Schweitzer, et plus près de nous, Mère Teresa et Sœur Emmanuelle. L’humanité tout entière leur doit tant…  Notre ami colombien est « de cette trempe-là »…
         
La seule différence est qu’Albeiro a commencé son action… à l’âge de six ans.

            Je m’appelle Patrick Beuglot, vis à Biarritz et suis âgé … d’un peu plus de cinquante ans.
            Par quelque chemin détourné, je m’étais intéressé à la Colombie, et avais décidé, un jour de 1991, de venir en aide à l’une de ses associations. Une grande vedette, Cesar Rincon, nous avait parlé de cette Colombie qui a envie de s’en sortir, « proprement », loin de toutes ces atrocités qu’on nous assène à son sujet, passant volontiers sous silence les efforts d’un peuple travailleur, doux et pacifique, magnifique dans son accueil et sa bonne éducation. C’est tellement facile de ne montrer que le négatif…
            Les hasards du destin ! Le 26 Octobre 1991, la Télévision Française nous révélait l’histoire et l’action d’un gamin de 11 ans, à l’époque, qui, dans les noirs quartiers de Bucaramanga, s’occupait des petits vieux que la misère de leur famille avait jetés dans la rue, malades, n’attendant que la mort. Ce reportage sidéra la France toute entière, et longtemps on commenta dans la presse le sourire du « Petit Ange de Colombie », et son magnifique engagement.

            Croyez-vous aux miracles ? Moi, oui, d’une certaine façon.
            A peine le reportage était-il terminé que ma décision était prise, claire, limpide : « J’allais aider ce garçon ! ». J’aurais pu faire comme des milliers de français, signer un chèque, et passer à autre chose – Il y a tant à faire, tant de combats à mener – Non ! le miracle fut celui-là : l’idée de l’aider « à fond », de le connaître, personnellement, et de l’accompagner… C’était évident, totalement clair dans ma tête. Une espèce d’illumination. Une voie toute tracée…

            Les choses allèrent très vite : Un projet qu’on expose ; une opération que l’on monte ; Une association que l’on crée, pour border le tout, légalement, et … au travail !
            A la tête du « Coin de Colombie », une campagne de solidarité, qui mobilisa tout le Sud-Ouest français, durant deux mois, en tout début 1992. Un objectif, à la fois simple et aléatoire : Récolter un maximum d’argent et, à une date précise, faire venir le jeune Colombien « chez nous », et lui remettre la somme globale, devant tout le monde…
            C’est exactement ainsi que cela s’est passé ! Ce que je n’avais pas prévu, c’est que cela durerait encore, douze ans plus tard… Et je ne m’en plains pas. 
            Au départ, j’osais espérer recueillir entre 50 et 80000 francs. Certains me regardaient en souriant. En fait, tout le monde se mobilisa, sans distinction d’âge, de fortune, de culture… et le 3 avril 1992, un drapeau colombien flottait dans la tempête qui fouettait le tarmac de l’aérodrome de Parme, entre Bayonne et Biarritz. Ce drapeau avait été conçu, cousu, par des jeunes handicapés, et il était la marque d’une grande victoire, le symbole d’une grande phrase que martèle sans cesse Albeiro, depuis que je le connais : « Quand on veut, on peut ! »
            Accompagné de sa mère et de la Consul de France à Bucaramanga, Albeiro Vargas posait pour la première fois son pied colombien en Terre Basque. Il allait y revenir 13 fois, en dix ans…
            Et le lendemain, devant un Théâtre de Bayonne rempli, et débordant de bonheur, nous remettions, au nom de tous, la somme de… 166000 francs, à Albeiro Vargas, 12 ans, afin qu’il puisse continuer à aider ses Abuelitos.

            Cela aurait pu s’arrêter là, mais le miracle continua et, par-delà les océans, nous n’avons cessé d’échanger nos idées, nos énergies, nos rêves, afin que sa vie soit un peu plus facile, et celle de ses abuelitos, un peu plus douce. Et ainsi, depuis 1991, je marche à ses côtés, fier de ses réussites, inquiet de ses difficultés. Je crois bien le connaître, et sais ce qu’il peut apporter à la Colombie, à l’Humanité toute entière.
            « Avec rien », Albeiro Vargas a créé de toutes pièces un petit paradis pour ceux qui n’avaient qu’un horizon : la mort, seul au bout de la rue.
            « Avec rien », il leur a rendu le sourire, l’envie de se lever et de regarder à nouveau le soleil… l’Espoir en demain
            Les histoires qui suivent vous diront la personnalité d’Albeiro Vargas, sa détermination, cette énergie peu commune et cette spontanéité qui en ont fait un exemple, non seulement pour  les jeunes, mais « pour nous tous »

 

UN TRESOR… SOUS LE MATELAS.

            La première anecdote me « secoua » beaucoup. Le 4 avril 1992, un samedi, nous lui remettions un chèque de 166000 francs. Un vrai chèque, puisqu’il nous avait été indiqué qu’Albeiro avait son association, légalement enregistrée, et pourvue d’un compte en banque.
            Le lundi matin, alors que la veille s’était magnifiquement passée, je retrouve un Albeiro pleurant à grosses larmes, sa mère à ses côtés, me regardant méchamment. « Le chèque que vous nous avez remis est un faux ; il ne vaut rien ! »
            Consterné, je me retourne vers mon trésorier, qui m’explique : « Tu ne t’en es pas aperçu, dans la fièvre de la soirée, mais, ne connaissant pas l’intitulé exact de l’association d’Albeiro, je n’avais rien inscrit sur la ligne « à l’ordre de »…
            Quoi ? 166000 Francs, comme ça, sans ordre ? Et où était-il, ce chèque, durant tout ce temps ? L’œil noir, le front plissé de rage, Albeiro me dit qu’il l’avait caché… sous son matelas. Nous étions dans un grand hôtel de Bayonne, et l’on pouvait avoir confiance, mais de là à laisser un chèque de « 16 bâtons » sous son matelas…
            Mon sang ne fit qu’un tour : J’attrapai Abeiro d’une main, et le chèque de l’autre. Nous dévalâmes les escaliers jusqu’à la Réception où je demandai une enveloppe. « Albeiro, ton nom sur l’enveloppe, le chèque dedans, et tu la colles » De grosses larmes coulaient toujours sur sa joue, mais l’œil était moins noir. Puis « au bureau du directeur ! Le coffre fort ! tu le vois ? L’enveloppe dans le petit casier du haut, fermé à clef ! Bon, aujourd’hui, nous allons beaucoup nous promener. Cette clef, il ne faut pas la perdre ! Je te propose donc de la ranger, bien à l’abri d’un autre coffre, encore plus fort ! »
            Ce qui fut dit fut fait, et le lendemain, le chèque était consciencieusement établi à l’ordre de « Corporacion Albeiro Vargas y Angeles Custodios ». Albeiro avait séché ses larmes, et sa maman trouvait la vie bien belle…
            Quelques heures après, nous faisions une sortie en mer. Pas rassuré, Albeiro ! « Que t’arrive t’il donc ? » – « J’ai peur des requins ! » Cinq minutes et quelques explications plus tard, il riait plus fort que tout le monde…
            Ainsi, « mélange » de jeune adulte génial et de tout petit enfant qu’il était encore, logiquement, Albeiro Vargas entra dans ma vie, entre sourires et grosses larmes. Nous en partageâmes souvent.

 

LE CONCOURS « MISS ABUELITA 1992 »…

            Depuis que je le connais, Albeiro n’est jamais resté « assis, la main tendue », comme il nous arrive de le voir, ça et là. Sa vocation est telle, son chemin à ce point si bien tracé, qu’il multiplie les trouvailles, organise de multiples manifestations qui rapportent quelques subsides, tout en valorisant les abuelitos et en rendant tout le monde heureux, l’espace d’une soirée. Ainsi, on monte des soirées dansantes, des bingos (l’équivalant de nos lotos), des fêtes dédiées aux enfants du quartier…
            L’anecdote qui va suivre démontre bien, je crois, l’inventivité et l’énergie d’Albeiro…
            Nous sommes en Février 1993. Afin de préparer le chantier qui  verra naître le futur centre de vie pour les abuelitos d’Albeiro, je suis souvent au téléphone avec l’Ambassade de France à Bogota, et son premier secrétaire, Monsieur Denis Vène, qui s’est pris d’amitié pour l’enfant.
            Ce jour-là, nous évoquons les problèmes en cours, quand il me dit soudain : « Voulez-vous parler à Albeiro ? Il est là, je vous le passe ». Magnifique surprise ! « Holà Albeiro, como esta ?… et nous voilà partis sur notre joie mutuelle de nous entendre à nouveau. « Patrick, je vais t’envoyer une cassette video… Il faudra la montrer à tout le monde. Nous venons d’organiser le premier concours « Miss Abuelita ». La Reine à 84 ans… Tu verras ! Cela va te plaire… »
            En raccrochant, je souriais, un peu sceptique, ne pouvant m’empêcher de penser aux Miss France ou aux Miss Monde ! Qui n’aurait fait de même ?
            J’ai reçu la video… et je n’ai plus souri du tout !

            Albeiro avait monté un vrai concours, et ce fut une grande soirée, dans la plus grande dignité.
            Il avait loué un grand hangar, qu’avec son équipe, il a décoré, aménagé en salle de spectacle : une scène, des lumières, une sono, et un parterre de quatre cents chaises. Au soir convenu, devant une salle comble, douze abuelitas, représentant douze quartiers de la zone nord, se sont présentées sur la scène et ont défilé par trois fois : en tenue de sport, en costume traditionnel, et en robe du soir. Toutes les tenues et accessoires avaient été prêtés ou conçus par Albeiro, et les petites vieilles avaient fière allure. Chacune répondit à quelques questions, soigneusement préparées à l’avance, et parfois coquines ; on chanta, on dansa, puis… le jury décida. La reine et ses deux dauphines furent élues, et l’on fit grande fête, jusqu’au petit matin…
            Le résultat de cette soirée fut double : Albeiro avait démontré que les personnes âgées « faisaient partie de le Société », à tous niveaux, et d’autre part, l’argent qu’il avait recueilli, ce soir-là, lui a servi à acheter soixante survêtements qu’il offrit à ses abuelitos, afin qu’ils puissent faire leur gymnastique « dans la dignité », aux yeux des autres, et à leurs propres yeux…
            Non vraiment, il n’est jamais resté assis, la main tendue… sauf pour nous la serrer!

 

UN DOSSIER, PARMI TANT D’AUTRES…

            Tant de sens des responsabilités, de logique, de total engagement, sont mis en exergue dans la prochaine histoire.
            Fin 1992, je fais mon premier voyage en Colombie. But : Jeter les bases d’un chantier jeunes, qui construira un centre de vie, pour les abuelitos d’Albeiro.
            Mes directeurs m’avaient fixé un ordre de mission « ultra serré » : Conventions à signer avec les autorités colombiennes, terrain à trouver, plans à établir, budgets à préparer. Bref, en une grosse semaine, un ordre du jour pratiquement voué à l’échec. Comme si on avait secrètement souhaité que le chantier ne se fît pas…
            Albeiro m’attendait à l’Aéroport El Dorado de Bogota. Nous fûmes accueillis à l’ambassade, où Albeiro connaissait tout le monde et galopait à son aise dans tous les couloirs…

            On connaît le problème de « l’Adoption » et les terribles délais dont souffrent les futurs parents en attente de se voir confier un enfant. Un couple de la région Bayonnaise rencontrait de grosses difficultés administratives et se désespérait de recevoir enfin un petit bébé colombien. Sachant que je partais et allais rencontrer des officiels, ils me remirent leur dossier, mille fois photocopié, en me disant « Si vous pouvez faire quelque chose… » J’avais acquiescé, dubitatif, et en avais parlé à Albeiro.
            Nous sommes resté deux jours à Bogota, et, entre deux rendez-vous, Albeiro m’introduisit auprès d’un des responsables du « Biensetar Familiar », (la DDASS de Colombie). La personne nous accueillit très aimablement, nous offrit le café, et m’écouta plaider mon dossier Bayonnais. Albeiro était assis de l’autre côté du bureau, dans un angle mort, par rapport au zélé fonctionnaire. Quand celui-ci se mit à expliquer les cheminements tortueux qui mèneraient, peut-être, à une solution, Albeiro me fit un signe, discret mais sans équivoque, signifiant : « Laisse tomber ! Rien à en attendre ! » 
            C’était l’échec total, et le dossier ne sortit plus de ma valise.
            Le lendemain, nous arrivions à Bucaramanga, et pendant sept jours, ce fut une course effrénée, pour remplir au mieux chaque chapitre imposé par mon ordre de mission. Sinon… pas de chantier, pas de centre de vie !
            Bucaramanga est immense, et ses rues sont, dirons-nous, « de qualité inégale ». On perd énormément de temps dans les trajets, en taxi ou en bus. De plus, il fallait trouver, dans un quartier à flanc de colline, une surface, une qualité de terrain, susceptibles de pouvoir porter une bonne construction, exécutée dans les normes. Il fallait signer des accords avec tout le monde. Pendant ce temps, deux architectes planchaient sur le schéma qu’Albeiro avait suggéré, en fonction de ses besoins : Un centre de vie, pour héberger, à temps plein, trente abuelitos.
            Ce fut la course, sept jours durant. Fatigue intense ! Palabres interminables ! Et un Albeiro qui nous rejoignait, après s’être occupé de ses abuelitos, dans leurs petites masures de carton et vieilles tôles.
            On voyait arriver la date du départ… On ne serait jamais prêts !
            La veille était jour de fête, en Colombie. Tout était fermé. Albeiro déboula à mon hôtel, tout sourire, et me dit d’un air détaché : « Bon, aujourd’hui, on ne travaille pas. Demain, un dernier rendez-vous, avant l’avion… Mais pour le moment, passe-moi le dossier de la demande d’adoption. On va voir ce que l’on peut faire… »
            J’étais sidéré ! « Le dossier ? Quel dossier ? Ah oui… le dossier ! »
            Après un tel parcours du combattant, et malgré la tension qu’il avait probablement ressentie, durant toute la semaine, (car, si nous n’avions pas « tout », nous ne venions pas, et son centre ne se serait probablement jamais construit), Albeiro avait encore la présence d’esprit de se rappeler, et de décider « qu’aujourd’hui, on allait s’occuper de… ».
            Nous sortîmes de la ville, et le taxi nous amena dans un petit paradis terrestre, tout en verdure, en propreté et en fraîcheur : Le Foyer de Charité de Piedecuesta. Là, une congrégation religieuse accueillait, soignait des mères et leurs enfants, ou leur permettait « de reprendre souffle », tout simplement.
            Le Padre supérieur connaissait bien le petit Albeiro, et l’accueillait, quand la charge des responsabilités se faisait trop pesante. Il y restait alors deux ou trois jours, à l’abri de tous, et s’y ressourçait, dans la paix, la prière et la méditation.
            Bien entendu, Albeiro présenta notre requête avec le talent d’un déjà grand avocat, et le Padre ne put que s’engager à faire le maximum pour aider ceux qui avaient tant d’amour à donner à « un de ses enfants »…
            Après le repas, Albeiro nous mena « al monte », une hauteur qui dominait toute la zone, au sommet de laquelle se dressait une grande croix blanche. On y accédait par un chemin qui montait en longs zigzags, à flanc de coteau. Les eaux de pluie avaient creusé de longues ravines qui, elles, dévalaient verticalement, jusqu’en bas. Tandis que nous soufflions et crachions d’abondance en gravissant la pente pourtant douce, Albeiro ne s’encombra nullement et grimpa, directement par les ravines. Quand nous arrivâmes là-haut, bien fourbus, il nous regardait en souriant… assis sur une des branches de la grande croix de béton.
            Le lendemain, je reprenais l’avion, et quelques mois plus tard, un bébé, né à Bucaramanga, illuminait le foyer de nos amis Bayonnais…

 

TOUT… POUR LES ABUELITOS !

            Depuis que je le connais, Albeiro m’a toujours surpris par l’énergie, le rayonnement qu’il porte en lui, même lorsque les circonstances sont graves. Pour lui, seuls comptent ses abuelitos, avant quiconque… En voici la preuve !

            A chaque voyage à Bucaramanga, nous essayions de résoudre quelque problème passé, et profitions de notre passage pour rencontrer une autorité de la ville, afin qu’elle aide Albeiro.
            En 1995, c’était l’affaire de cette somme d’argent, donnée en 1993, par l’épouse du Président Gaviria, mais aussitôt soustraite par un fonctionnaire quelconque de la Mairie, afin qu’elle fût gérée par un adulte responsable, et non un enfant de treize ans. Il ne revit jamais cet argent.
            Nous avions pris rendez-vous avec le Gouverneur  du département de Santander, dont Bucaramanga est la capitale. Rendez-vous à sept heures du soir, dans son luxueux bureau.
            A l’heure dite, nous attendons d’être reçus, mais… pas d’Albeiro. « D’accord, il est toujours en retard, mais bon ! » Je me sens un peu nerveux, d’autant que la porte capitonnée s’ouvre, et le gouverneur nous accueille. « Albeiro n’est pas là ? » demanda t’il d’un air distrait ? (Après, nous vîmes qu’il avait bien préparé son affaire : Un photographe était là, prêt à faire son office, pour la postérité… et pour la propagande).
            De plus en plus gênés, nous avons discuté de choses et d’autres…mais toujours pas d’Albeiro.
            Il ne vint pas, et nous partîmes penauds. Le Gouverneur fut « à peine » poli.
            J’étais furieux ! « Bon Dieu, il savait bien l’importance de cette entrevue… Pas un coup de fil, rien ! » et Cambronne reprit du service, l’espace d’un soir colombien !
            Le lendemain, Albeiro déboucha dans le hall de mon hôtel, à l’heure du petit déjeuner. Je l’embrassais « un peu sec ! ». Il me regarda, et me sourit. J’étais déjà désarmé avant qu’il n’ouvre la bouche : « Patrick, tu dois m’excuser. Je partais pour ce rendez-vous qui étais très important, pour moi. C’est alors qu’on m’a prévenu qu’une mamie était en train de mourir. Je l’ai accompagnée jusqu’à deux heures du matin. Elle est partie, en paix »…

            Depuis qu’il a entrepris son action, Albeiro a sauvé plus de mille petits vieux, abandonnés dans les rues. Il les a soignés, nourris, leur a rendu le sourire dans les yeux, et… plus de la moitié sont morts, entre ses bras.
            Et à ce moment-là, il n’est pas de gouverneur, ni de millions qui tiennent…

 

« ACCUSE ALBEIRO, LEVEZ-VOUS ! »

            Cent trente Abuelitos… ce sont cent trente problèmes par jour. Albeiro est donc obligé de faire respecter des règles, qui permettent un minimum de sérénité dans la communauté. Celui, ou celle, qui ne veut pas respecter ces règles est prié de s’en aller. L’histoire qui va suivre, illustre au plus haut point la méthode d’Albeiro : réflexion, décision, action… et cela, dès qu’il a commencé son oeuvre.

            Nous sommes un soir de 1997. La nuit tombe sur le premier centre de vie « Un coin de France », construit en 1994, par des jeunes français et colombiens, apprentis dans le bâtiment. Trente abuelitos y sont totalement pris en charge.
            La nuit tombe, tranquillement. Avec Albeiro, nous prenons le « tinto », ce café très doux de Colombie, en discutant de son tout proche voyage en France. Tout est calme. Seule, une musique caribeña nous accompagne en sourdine.
            Arrive soudain un personnage, l’air austère, portant costume, cravate et sacoche sous le bras… Il demande à voir « le directeur du centre ». Albeiro se présente, et je m’éloigne un peu. De loin, je vois que la question prend aussitôt un ton animé, et doucement, je m’approche, juste suffisamment pour entendre : « Attention, ceci est sérieux, vous êtes accusé de meurtre. Vous ne devez pas quitter pas la ville. Je vais vous convoquer… »
            Sidéré, je m’approche tout à fait. Albeiro me présente à ce juge d’instruction, venu faire ses premières investigations. Une plainte a été déposée contre Albeiro, pour la disparition d’un des pensionnaires du centre. Et le jeune de se défendre : Mais dites-moi son nom ! J’ai du renvoyer deux abuelos qui se battaient sans cesse. J’ai mis l’un dans un taxi, et l’autre était encore là, hier, à nous insulter, depuis une maison voisine ». On ne put rien tirer de plus du zélé fonctionnaire qui repartit dans la nuit, après avoir interrogé plusieurs petits vieux qui se demandaient bien ce qu’on leur voulait.
            J’étais abasourdi. Albeiro avait souvent été victime de jalousies, de coups en douce… mais, celle-la !
            Comme je l’observais, je le vis réagir… Ce fut impressionnant ! Un autre se serait lamenté. Lui, non ! Il ne dit rien, pendant un court moment, puis, soudain, se leva en s’écriant : « Un chose est sûre… j’ai mis moi-même l’abuelito dans un taxi, il était avec son déambulateur. C’était hier à midi. Donc, s’il est toujours vivant, il est reparti à l’endroit où je l’avais trouvé, il y a cinq mois. Et c’est là qu’on va aller… maintenant ! » Il était dix heures du soir…
            Le temps de deux coups de fil et d’aller récupérer chez elle, Mariella, la vieille cuisinière qui était avec lui depuis le tout début, et nous voilà partis dans le pick up, vers des quartiers des plus obscurs et peu recommandables. Dans la cabine, j’écoutais Albeiro me raconter comment il avait trouvé le petit vieux, un soir, à deux doigts de la mort. Ce faisant, il conduisait, prudemment mais « sec », et son regard balayait le moindre coin sombre.
            Nous arrivâmes dans l’arrière-cour d’un garage, à l’endroit même où Albeiro avait recueilli le petit vieux perdu. Trois ou quatre silhouettes se réchauffaient autour d’un fût d’huile où un feu brûlait. Tout était noir, et n’engageait à rien de bon. Albeiro alla voir les types et revint rapidement : « C’était des mendiants ! Ils n’ont rien vu ! » Et il reprit le volant, s’enfonçant de plus en plus dans des rues chaque fois plus sombres, chaque fois plus étroites. De temps en temps, il s’arrêtait, demandant à gauche ou à droite. De son côté, Mariella faisait de même… Rien ! Et cela dura plus d’une heure.
            Soudain, grand coup de soleil ! « On l’a vu, cet après-midi ! Il doit être deux rues plus bas »… Quelques instants plus tard, un passant lui confirma la présence du vieillard, avec son déambulateur.
            Calmement, Albeiro engagea le fourgon dans une ruelle en pente, des plus étroites, totalement noire… un vrai trou à rats. Et tout à coup, il s’écria : « Le voilà ! Il est là ! » Dans la lumière des phares, une forme allongée, à même le sol, sous un vieux carton sale. A ses côtés… le déambulateur. Albeiro alla voir le petit vieux, discuta un moment avec lui, et s’en revint. Aller signaler « la trouvaille », et en confirmer la bonne santé, au commissariat principal, fut une affaire de minutes. Ouf ! 
            Il aurait pu être heureux, fou de joie, libéré… En fait, c’est à ce moment qu’il prit « le coup de massue ». Il conduisait, mais ne cessait de répéter en pleurant « Tu te rends compte, Patrick ! M’accuser d’avoir tué un abuelito, moi ! alors que les sauver est le but de toute ma vie. Ah non, vraiment, ce n’est plus possible, plus possible…. »
            Le lendemain matin, il était souriant, frais et dispos… Incroyable !

            L’histoire ne s’arrête pas là. Quelques jours après cette triste anecdote, Albeiro devait prendre l’avion pour son douzième voyage en France, en particulier à Besançon, où il était attendu, pour une grande opération, organisée par le Centre de Gestion Agréé de Franche-Comté.
            A chaque fois qu’Albeiro arrivait à Roissy, il sautait sur la première cabine téléphonique, et m’appelait.
            Au jour dit, le téléphone sonne, comme prévu. « Holà, Albeiro ! Comment vas-tu ? As tu fait bon voyage ? » La suite me détrompa : « Patrick, je suis toujours à Bogota. L’avion est parti sans moi. Au moment d’embarquer, la police m’a bloqué, car « sur leurs écrans », j’étais toujours recherché, pour meurtre…
            Catastrophe ! Bien sûr, je savais que ce problème technique serait vite rectifié… mais je pensais à Besançon, et à ceux qui l’attendaient. « Tu n’y seras jamais à temps ! », lui dis-je, désolé… « Ne t’inquiète pas – me répondit-il – je crois que j’ai trouvé une solution. Cela devrait aller… Je devrais y être ! »
            Et il y parvint, le brigand ! Il prit cinq avions, de cinq compagnies différentes, passa par Miami, Londres, La Haye et Francfort, avant d’atterrir à Genève… Mais, à l’heure dite, il était à Besançon… en pleine forme ! Moi… j’étais crevé !  
            Voilà qui est Albeiro Vargas.

 

SOUS LES PROJECTEURS DE BERCY…

            Il s’y refuse, mais Albeiro, dès son plus jeune âge, est entré en politique… Mais dans le sens noble du mot politique : « Celui qui veille à la bonne marche de la Cité »… Au cours de toutes ces années, ce jeune garçon, qui n’a eu « ni enfance, ni adolescence », a toujours fait preuve d’une maturité, d’un sens inné de la réflexion, de la décision « concrète », immédiate, et des mots pour convaincre… que l’on aimerait bien voir chez tous les politiciens de la planète.
            Que ce soit « sur le terrain », au milieu de son quartier, où on l’appelle sans cesse pour tout problème « de vie », ou dans une réception, entouré de hauts responsables d’un pays étranger, Albeiro a toujours fait preuve de ce charisme, de cette énergique spontanéité, qui savent convaincre les plus sceptiques, les plus indifférents.
            S’adresser à un ministre est presque facile, quand on est convaincu du bien fondé de sa démarche. Mais, prendre la parole, quelques instants, devant 15000 personnes qui ne vous attendaient pas, ou ne savaient pas qui vous êtes, quelques instants plus tôt… c’est une tout autre affaire. C’est pourtant ce que nous avons vécu, sur la scène de Bercy, en juin 1998…

            Toute action humanitaire, toute association, par définition modeste et sans grands moyens de large communication, a besoin d’un parrain qui lui prête son image et porte son message. Ainsi des grands sportifs, des chanteurs, des acteurs de renom… Bien sûr, on peut choisir le plus prestigieux, le plus « in », le plus « cool ». Mais là aussi, c’est le cœur qui doit parler, avant tout, et le parrain sera d’autant plus crédible que sa personnalité et son comportement « cadrent » avec l’action engagée…
            En 1996, j’avais découvert le chant et le message des hommes de cette île qui pointe le doigt, là-bas, au milieu de la Grande Bleue. Ils étaient Corses, mais avant tout « Citoyens du Monde », et humains, simplement et sincèrement humains… Ils s’appelaient I Muvrini…
            Je pris contact avec les Muvrini et leur demandai de parrainer mon engagement pour Albeiro. Depuis, ils sont des amis, et Albeiro ne peut rêver de meilleurs parrains, même si la route est longue et le temps manque…

            En 1998, I Muvrini « faisait Bercy », au mois de Juin. Durant tout l’hiver, je les assiégeai de lettres et de fax, les priant de donner un coup de projecteur sur le jeune Colombien, que l’on ferait venir à Paris… afin que l’on puisse « nous aider à l’aider… » 
            Ce ne fut pas facile, et les questions pleuvaient : « Quoi faire ? Lui dédier une chanson ? Le faire monter sur scène ?  Et que se passe t’il si on ne le reconnaît pas ? Bercy, c’est 15000 personnes. Imagine qu’on l’ait oublié ! Nous perdons la partie, tous… »
            Pourtant, quand Jean-François Bernardini, leader charismatique du groupe I Muvrini, fit la connaissance d’Albeiro, il prit sa décision, et trouva les mots qui firent qu’en quelques instants, le 6 Juin 1998, le public de Bercy « reconnut » aussitôt le petit colombien de la télé, et applaudit à tout rompre aux quelques mots « d’Amour universel » qu’il lui adressa.  L’hommage dura près de dix minutes… et chacun en fut bouleversé. Hélas ! quelques heures plus tard s’ouvrait la Coupe du Monde de Football, et l’on ne vit jamais les images de Bercy… on les verra un jour, sûrement.
            Le plus incroyable, la facilité avec laquelle Albeiro s’adapta à ce nouveau défi : « Parler à 15000 personnes » qui étaient venues voir « chanter la Corse ».

            Ce fut un grand moment, d’émotion et de paix. Quand il redescendit de scène, on lui posa la question : « Ils t’ont reconnu ? » – « Oui, je suis très fier et très ému. Je ne m’attendais pas à cela. Je voudrais remercier Jean-François et le groupe I Muvrini, pour ce geste de solidarité, ce geste d’humanité… S’il y a un message à lancer, ce soir, c’est que « l’Amour peut tout », qu’il est le meilleur langage que tous les hommes peuvent parler. Je voudrais dire aussi que la Colombie est un pays « muy lindo », un beau pays, qui vit de mauvaises heures, actuellement. Mais c’est aussi pour cela que nous sommes là, ce soir… pour faire une Colombie meilleure, un monde meilleur ».

 

Voilà qui est Albeiro Vargas, mon ami « l’Ange »…

            Je pourrais terminer par une longue envolée, bien littéraire, sur cet être exceptionnel, et la fraternité qui nous lie, par-delà les grands océans. Je laisserai plutôt la parole à Jean-François, l’ami corse, le chanteur et l’homme, tout simplement. En fin du concert de Bercy, il disait d’Albeiro :
            «C’est le même message, humain… Le cœur, l’humain, la solidarité, le regard vers les autres et… les mains dans la terre! C’est souvent des plus grandes soifs que naissent les plus belles sources. C’est les enfants qui allument la petite lumière, plus brillante, à côté de lumières qui vacillent. Les enfants, à côté des grands et des anciens… Fantastique ! »
            De fait, on ne pouvait mieux définir Albeiro Vargas et son œuvre « de solidarité vraie », de total don de soi.

            Pas un ange… loin de là ! Un jeune homme, tout simplement, avec un cœur, « grand comme toute la Terre ! »

                                                                                                                                                                                                          Patrick Beuglot
                                                                                                                                                                                                          Février 2003

 

Présentation

Video Présentation des "Voix pour Albeiro", par la Fondation Albeiro Vargas

Émission Radio

Émission « Un cœur en or » France Bleu Pays Basque – Mars 2004

Le site de la Fondation

Site de Ruitoque Casamayor

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